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Prolongation de détention provisoire de plein droit : la Cour de cassation circonspecte

Pénal - Procédure pénale, Peines et droit pénitentiaire
28/05/2020
La Cour de cassation vient de lever de nombreuses incertitudes sur la mise en œuvre de l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 autorisant la prolongation de plein droit des détentions provisoires. Délai, interprétation, conventionalité, QPC, etc. Retour sur ces décisions « historiques ».
Quatre arrêts ont été rendus par la Cour de cassation le 26 mai au sujet de l’article 16 de l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 (v. Covid-19 : ce que prévoit l’ordonnance adaptant la procédure pénale, Actualités du droit, 26 mars 2020) relatif aux prolongations de plein droit de détention provisoire dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.
 
Pour mémoire, l’article 16 de l’ordonnance prévoit que les délais maximums de détention provisoire sont prolongés de plein droit de :
- de deux mois lorsque la peine d’emprisonnement encourue est inférieure ou égales à cinq ans ;
- de trois mois dans les autres cas ;
- de six mois en matière criminelle et en matière correctionnelle pour l’audiencement des affaires devant la cour d’appel.
 
Les mineurs âgés de plus de seize ans sont concernés par ses prolongations s’ils encourent une peine d’au moins sept ans d’emprisonnement.
 
Enfin, l’ordonnance dispose également que les prolongations prévues ne s’appliquent qu’une seule fois au cours de chaque procédure.
 
La circulaire du ministère de la Justice publiée le 26 mars précise, en outre, que les prolongations « s’appliquent de plein droit, donc sans qu’il soit nécessaire de prendre une décision de prolongation, aux détentions provisoires en cours de la date de publication de l’ordonnance à la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire ou ayant débuté pendant cette période. Elles continueront par ailleurs de s’appliquer après la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire ». Et qu’il « n’est pas nécessaire que des prolongations soient ordonnées par la juridiction compétente pour prolonger la détention en cours en application des règles de droit commun ».
 
La loi du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire (L. n° 2020-546, 11 mai 2020, JO 12 mai) a ajouté un article 16-1 à l’ordonnance du 25 mars et a mis fin aux prolongations de plein droit, les détentions doivent par principe être prolongées que par une décision de la juridiction compétente, après un débat contradictoire (v. Détention provisoire : le retour progressif au droit commun, Actualités du droit, 12 mai 2020). Ces nouvelles dispositions, même si elles « peuvent apporter au débat un éclairage nouveau, (…) laissent intactes les questions soulevées par le demandeur » souligne l’avocat général de la Cour de cassation dans ses conclusions.
 
Les mesures mises en place par l'ordonnance du 25 mars sont dénoncées par de nombreux professionnels (v. Covid-19 : les professionnels vent debout contre l’ordonnance adaptant la procédure pénale, Actualités du droit, 8 avr. 2020). Des dispositions qui ont, au surplus, « soulevé une difficulté majeure d’interprétation, qui a entraîné des divergences d’analyse par les juridictions de première instance comme d’appel », regrette la Cour de cassation.
 
Et les enjeux d’une telle décision ne manquent pas. D’abord juridiques : quelle interprétation donner aux termes de l’ordonnance pour harmoniser l’analyse des juridictions. Puis pratiques : quel sort pour les détenus concernés ? Autant d’interrogations auxquelles la Cour de cassation a répondu le 26 mai 2020.
 
 
Les problématiques au cœur de ces décisions
Le 26 mai 2020, la Cour de cassation a dû se pencher sur deux situations :
- une personne mise en examen dans le cadre d’une information judiciaire placée en détention provisoire le 4 avril 2019 pour une année, sa détention est prolongée de droit jusqu’au 4 octobre 2020 (Cass. crim., 26 mai 2020, n° 20-81.971) ;
- une personne mise en accusation devant la cour d’assises depuis le 12 avril 2019, la détention provisoire qui était susceptible d’être prolongée le 22 avril 2020 l’est de droit jusqu’au 22 octobre 2020 (Cass. crim., 26 mai 2020, n° 20-81.910).
 
La Cour de cassation a donc été confrontée à trois questions :
-  comment doit être interprétée l’expression « les délais maximums » de détention provisoire sont « prolongés de plein droit » ?;
- l’article 16 de l’ordonnance excède-t-il les limites de l’habilitation législative ? ;
- l’article est-il conforme aux exigences constitutionnelles et conventionnelles en matière de liberté individuelle ?
 
En bref, la Cour de cassation va :
- décider de renvoyer deux questions prioritaires de constitutionnalité portant sur l’article 11 de la loi 23 mars 2020 habilitant le Gouvernement à prendre des ordonnances ;
- juger que l’article 16 n’excède pas les limites de la loi d’habilitation ;
- interpréter l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 ;
- contrôler sa conventionalité : le dispositif institué n’est pas incompatible avec la CEDH si un juge judiciaire examine à bref délai la nécessité de la détention en cause.
 
Une solution qui valide les prolongations mais qui fixe des garde-fous donc.
 
 
Comment interpréter l’expression « délais maximums » ?
La Cour de cassation s’est d’abord arrêtée sur l’expression « délais maximums de détention provisoire » : désigne-t-elle la durée totale de la détention susceptible d’être subie après la dernière prolongation permise par le Code de procédure pénale ou la durée au terme de laquelle le titre de détention cesse de produire effet en l’absence de décision de prolongation ? En effet, JLD et chambres de l’instruction avaient eu des interprétation divergentes.
 
La Cour relève dans les arrêts du 26 mai 2020 que  le Code de procédure pénale ne mentionne ni « délai maximal » ni « durée maximale » et que pour la jurisprudence, il s’agit de la durée totale de la détention.
 
Au regard de l’alinéa qui prévoit une seule application de la prolongation de plein droit, l’expression sous-entendrait la durée totale de la détention « puisqu’il implique alors que si la prolongation de droit a été appliquée pour augmenter la durée totale de la détention provisoire pendant l’instruction, elle ne peut plus l’être à nouveau pour augmenter la durée totale de la détention provisoire pour l’audiencement ».
 
Les termes « de plein droit » doivent eux être interprétés comme « l’allongement de ces délais, pour la durée mentionnée à l’article 16, sans que ne soit prévue l’intervention d’un juge ». Sauf que, pour la Cour de cassation, il serait paradoxal que l’article 16 organise l’allongement de la durée totale de la détention sans intervention judiciaire alors que l’allongement d’un titre de détention intermédiaire serait lui subordonné à une décision judiciaire.
 
Dès lors, « il convient d’en déduire que l’article 16 s’interprète comme prolongeant, sans intervention judiciaire, pour les durées qu’il prévoit, tout titre de détention venant à expiration, mais à une seule reprise au cours de chaque procédure » tranche la Cour.
 
 
Les limites de la loi d’habilitation respectées
L’ordonnance a été prise sur le fondement de l’article 11 de la loi d’habilitation du 23 mars 2020 pour faire face aux conséquences de la propagation de l’épidémie de Covid-19.
 
« Il s’ensuit que le Gouvernement a pu prévoir, sans excéder les limites de la loi d’habilitation, la prolongation de plein droit des titres de détention au cours de l’instruction ou lors de l’audiencement, à une reprise, pour les durées prévues à l’article 16 » juge la Cour de cassation.
 
 
Le renvoi de deux QPC
Deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) ont été déposées incidemment aux pourvois. La Cour de cassation décide de les renvoyer au Conseil constitutionnel (Cass. crim., 26 mai 2020, n° 20-81.971 ; Cass. crim., 26 mai 2020, n° 20-81.910). Elles portent sur l’article 11 de la loi du 23 mars 2020, sur la loi d’habilitation.
 
L’avocat général, dans l'affaire relative au mis en examen dans le cadre d'une information judiciaire (Cass. crim., 26 mai 2020, n° 20-81.971) soulève deux points :
- « C’est, semble-t-il, la première fois que vous êtes invités à examiner une question prioritaire de constitutionnalité portant sur des dispositions habilitant le gouvernement à légiférer par ordonnance en application de l’article 38 de la Constitution ;
- « Le renvoi de la QPC serait par ailleurs une première pour le Conseil constitutionnel qui, s’il a été conduit à maintes reprises à examiner des dispositions d’habilitation dans le cadre de son contrôle a priori, n’en a pas encore été saisi par la voie de la QPC ».
 
Les QPC sont résumées ainsi par la Cour de cassation : « l’article 11 de la loi du 23 mars 2020, à supposer qu’il crée une prolongation de plein droit de toute détention sans intervention du juge, est-il contraire à l’article 66 de la Constitution  » ?  La loi n’aurait pas suffisamment précisé les modalités de l’intervention du juge judiciaire pour les prolongations des délais de détention.
 
La Chambre criminelle, qui les déclare recevables, décide de les renvoyer considérant « qu’eu égard à l’atteinte qui pourrait être portée à la liberté individuelle, l’article 11 de la loi du 23 mars 2020 pourrait ne pas préciser suffisamment les modalités de l’intervention du juge judiciaire lors de l’allongement des délais de détention ».
 
Le Conseil constitutionnel a été saisi des deux QPC le 27 mai 2020 (Cons. constit., 27 mai 2020).
 
 
Une conventionalité sous condition
La Cour de cassation tient tout de même à rappeler que :
- l’article 5 de la CEDH dispose que lorsque la loi prévoit, au-delà de la durée initiale qu’elle détermine pour chaque titre consacré, la prolongation d’une mesure de détention provisoire, « l’intervention du juge judiciaire est nécessaire comme garantie contre l’arbitraire » ;
- l’article 145-2 du Code de procédure pénale interdit qu’une personne mise en examen soit maintenue en détention au-delà d’un an, sous réserve de l’article suivant qui prévoit que le JLD peut prolonger la détention pour six mois par une ordonnance motivée et rendue après un débat contradictoire ;
- l’article 181 du Code de procédure pénale prévoit que l’accusé détenu doit comparaître devant la cour d’assises dans un délai d’un an à compter de la date à laquelle la décision de mise en accusation est devenue définitive et celle à laquelle il a été ultérieurement placé en détention provisoire, à défaut le détenu est remis en liberté, sous réserve d’une prolongation de six mois par la chambre de l’instruction si des raisons de fait ou de droit font obstacle au jugement.
 
Si bien qu’ « il convient de s’interroger sur le point de savoir si les dispositions de l’article 16 de l’ordonnance sont conformes à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, étant rappelé qu’à ce jour, la France n’a pas exercé le droit de dérogation, prévu à l’article 15 de ladite Convention », selon la Haute juridiction.
 
Or, l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 :
- maintient sans décision judiciaire des personnes en détention et ce, au-delà de la durée du terme fixé dans le mandat de dépôt ou l’ordonnance de prolongation, « retirant ainsi à la juridiction compétente le pouvoir d’apprécier, dans tous les cas, s’il y avait lieu d’ordonner la mise en liberté de la personne détenue » ;
- diffère l’examen systématique par la juridiction compétente de la nécessité du maintien en détention et du caractère raisonnable de la durée de celle-ci.
 
La Cour de cassation estime donc que « l’article 16 de l’ordonnance ne saurait-il être regardé comme compatible avec l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme et la prolongation qu’il prévoit n’est-elle régulière que si la juridiction qui aurait été compétente pour prolonger la détention rend, dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit, une décision par laquelle elle se prononce sur le bien-fondé du maintien en détention ».
 
 
Le retour du juge et du contradictoire
La Haute juridiction affirme donc que pour répondre aux exigences conventionnelles, un juge doit intervenir dans un délai rapproché et selon les modalités suivantes :
- le délai court à compter du jour où le titre aurait dû être prolongé ;
- lorsque la personne n’a pas encore été jugée en première instance, la prolongation ne peut être supérieure à un mois en matière délictuelle et trois mois en matière criminelle ;
- après une condamnation en première instance, la prolongation ne peut dépasser trois mois.
 
La Cour précise que la décision de maintien en détention ou non, doit être prise dans le cadre d’un débat contradictoire, tenu le cas échéant selon les modalités de l’article 19 de l’ordonnance. Pour rappel, cet article prévoit que le JLD statue sur la prolongation au vu des réquisitions écrites du procureur de la République et de celles de la personne et de son avocat, lorsque l’utilisation d’un moyen de télécommunication audiovisuelle est impossible, à moins que le conseil du détenu demande de présenter des observations orales.
 
La Cour de cassation estime que ce contrôle judiciaire a eu lieu et que l’intervention du juge n’est pas nécessaire :
- lorsque la juridiction compétente saisie de la prolongation de plein droit a statué sur la nécessité de cette mesure dans le délai précédemment visé ;
- lorsque la juridiction compétente a statué sur la nécessité de la détention, d’office ou lors de l’examen d’une demande de mise en liberté dans le délai précité ;
- lorsque la détention provisoire a été prolongée de plein droit pour une durée de six mois et que le JLD est intervenu dans les trois mois avant son terme pour qu’elle maintienne ses effets comme le prévoit l’article 16-1 de l’ordonnance du 25 mars 2020 introduit par la loi du 11 mai 2020 (v. Détention provisoire : le retour progressif au droit commun, Actualités du droit, 12 mai 2020).
 
« Dans les autres cas, si l’intéressé n’a pas, entre-temps, fait l’objet d’un nouveau titre de détention, il incombe au juge d’effectuer ce contrôle » et ce, dans les délais précités. À défaut de contrôle, le détenu doit être « immédiatement remis en liberté » souligne la Haute juridiction.
 
La Cour censure donc les deux arrêts attaqués pour ne pas s’être prononcé sur le maintien en détention de la personne détenue, qui demandait dans les deux situations leur mise en liberté. Les chambres de l’instruction devront donc se prononcer sur la situation des deux demandeurs « avant le 4 juillet pour l’un avant le 22 juillet pour l’autre, à moins qu’un juge se soit prononcé entre- temps » précise la note explicative.
 
 
La garde des Sceaux prend acte
La ministre de la Justice a rapidement réagi (Ministère de la Justice, 20 mai 2020). Elle prend acte :
- de la transmission au Conseil constitutionnel d’une QPC relative à l’habilitation ;
- de la validation de l’interprétation de l’article 16 ;
- de la compatibilité du dispositif temporaire avec l’article 5 de la CEDH, « dès lors que la juridiction compétente pour prolonger la détention rend, dans un délai rapproché, une décision par laquelle elle se prononce sur le bien-fondé du maintien en détention ».
 
Elle rappelle que la loi du 11 mai 2020 impose l’examen par le juge des prolongations de détention (v. Détention provisoire : le retour progressif au droit commun, Actualités du droit, 12 mai 2020).
 
Néanmoins, la ministre relève que la fixation d’un délai prétorien d’un mois à compter du jour où la détention aurait dû être prolongée pour l’examen de la situation des détenus prévenus de faits délictuels par un juge conduirait « à la remise en liberté de détenus provisoires qui n’ont pas déposé de demande de mise en liberté, pour lesquels un tel examen non prévu par les textes n’a d’évidence pas été opéré ».
 
Une évaluation du nombre des détenus concernés est en cours. Mais la garde des Sceaux se veut rassurante : aucun détenu pour des faits de nature terroriste ne sera libéré.
 
 
Les professionnels saluent les décisions, mais restent inquiets
Le Syndicat de la magistrature, dans un communiqué du 26 mai 2020 souligne le caractère historique de ces décisions. Pour ce syndicat, « la juridiction suprême restaure l’État de droit ». D’autant que ces décisions « rendent justice aux magistrats qui se sont astreints à appliquer le droit commun en matière de détention provisoire, afin d’assurer la sécurité juridique de leurs procédures et le respect des droits fondamentaux. Elles rendent plus fondamentalement justice à l’ensemble des citoyens, en restaurant un droit à la sûreté bafoué par le pouvoir exécutif », le tout sous fond de risque important d’erreurs procédurales, selon le Syndicat.
 
Du côté des avocats, le bâtonnier de Paris salue « une belle victoire pour les droits de la défense ». Le Syndicat des avocats de France (SAF, 27 mai 2020), reconnaît lui que « la Chambre criminelle de la Cour de cassation vient pour sa part sanctionner cette mesure scélérate, promulguée dans des conditions d’amateurisme juridique ». Il regrette néanmoins qu’elle s’autorise à « créer un dispositif inédit offrant aux juridictions un délai d’un mois pour régulariser les prolongations de détention en matière de correctionnelle ».
 
Pour rappel, ces professionnels et d’autres organisations avaient déposé des requêtes en référé-liberté devant le Conseil d’État contre ladite ordonnance. Le Conseil les avait néanmoins rejetées, sans audience, le 3 avril dernier.
 
Source : Actualités du droit